Une rencontre à Tokyo

Toute rencontre est importante car elle est peut-être unique.

– Proverbe japonais.

Tu ne crois pas si bien dire ! Deuxième jour à Tokyo et tellement de choses à voir… une ville si grande, si étendue … une capitale aux mille visages.

Comme à mon habitude je n’ai pas trop regardé où ça se passe, ce qu’il faut voir ou ne pas voir… ce qui est sûr c’est que je ne verrai pas tout … et même pire, si je ne prends pas le temps de souffler, de contempler ou encore d’aller à la rencontre de l’autre alors cette visite sera ratée !

Tu commences à me connaître, je suis de ceux qui prennent leur temps, et ne me dit pas que je n’ai que ça à faire – j’ai choisi en pleine conscience d’avoir du temps, le temps de vivre, le bon temps ! Lorsque toi tu cours après, je le vis … pour tout te dire, c’est peut être là, la plus grande réussite de mon changement d’état d’esprit, de philosophie de vie.

A dire vrai, oui s’en est un, mais il est un trait que je cultive inlassablement, quitte à me mettre en danger parfois, à sortir de ma zone de confort comme tu aimes à le dire … je te rassure pourtant, je ne suis pas un explorateur, un simple aventurier du quotidien.

Ma plus grande peur, qu’elle était-elle ? Si tu me lis depuis quelques temps tu le sais, l’autre, l’interaction,  devoir échanger … incroyable cette peur des gens, peur de n’être pas comme il faut au moment où il le faut. En pleine conscience, j’ai longtemps combattu ce trait de ma personnalité, et je peux te le confier, ce qui n’était auparavant qu’une peur est devenue un réflexe. Désormais, il m’est impossible de ne pas aller vers l’autre, il m’est impossible de ne pas échanger, de ne pas ressentir l’énergie et la bienveillance de l’autre. Tu l’as certainement vu dans mes images, ce que je préfère c’est bel et bien photographier l’autre, le geste passionné, bref capturer ce moment présent sans réfléchir à quoi ni comment … juste ce ici et maintenant.

Alors au détour d’une rue, là en plein Tokyo, une tout petite échoppe ancienne attire mon regard, des tampons, la calligraphie japonaise si fine… et l’atmosphère qui s’en dégage… tout ce que j’aime… ça respire le tour de main, celui que tu n’acquières qu’avec le temps !

À ma grande surprise, alors que je jette un coup d’œil furtif, la fenêtre s’ouvre et un vieil homme tout sourire m’invite à entrer.

Je te le dis comme je le pense, incroyable, un cadeau du ciel … LA belle rencontre… tu sais comme celles dont je t’ai déjà témoigné si souvent. Je ne dirai pas une rencontre qui change ta vie, même si au fond s’en est une. Oui, car toutes ces belles rencontres, tous ces moments sont hors du temps … une parenthèse enchantée diront certains !

Alors ce vieil homme qui ne parle pas un mot de quoique ce soit d’autre que le japonais m’invite à contempler son art … la création de tampons. Mais attention, si tu connais un peu la culture japonaise ces tampons ne sont pas des objets anodins … il servent à signer dans la vie courante, comme un sceau personnalisé pour chacun. Je ne connaissais pas cette signification, peu importe, sous le charme du moment je me suis laissé entraîner.

Il s’assied à sa table de travail, pose sur sa cale de bois un tampon et commence à le graver au scalpel … à main levée ! Je suis stupéfait par sa dextérité ! Alors tu me connais assez maintenant pour savoir qu’il ne m’a pas fallu longtemps pour demander au vieil homme si je pouvais immortaliser l’instant en photos. À ce moment précis, il s’est métamorphosé, le vieil homme est devenu encore plus espiègle, heureux et fier que je le prenne en photos … là encore tu me connais, j’ai dû contenir mon émotion, mes larmes !

Un vieil homme te disais-je ! Tiens toi bien, heureux comme un artaban de me montrer son art, il m’écrit sur un papier sa date de naissance 1926 puis 2019 et inscrit 93 en dessous … son âge !

Mon respect et mon admiration monte encore d’un cran ! Ce vieillard ne parle que japonais et pourtant nous avons passé un très long moment ensemble, lui à m’expliquer son art, moi à lui demander pourquoi si ? Pourquoi ça ? Et le plus drôle c’est que nous nous comprenions !

C’est là encore la leçon de vie… ce que j’affectionne le plus en allant vers l’autre… c’est d’apprendre de l’autre, de devoir nous comprendre uniquement avec des gestes et beaucoup, énormément de respect et d’amour !

Sans ces rencontres, chaque voyage serait raté… si je ne vais pas à la rencontre de l’autre ou même de toi parfois, alors la vie n’a pas de sens … qui l’eut cru ?!

Quelques instants plus tard, me voila à écrire « Samuel » sur un papier, le vieil homme traduisant en katakana, un des trois styles d’idéogrammes utilisés en japonais. Tu as deviné ? Il me fallait le mien, non pas par ego ou quoique ce soit d’autre, non juste d’une part pour remercier l’homme de m’avoir permis d’entrer chez lui, de m’avoir montré avec bienveillance son art… et d’autre part je dois te le confesser, j’étais si heureux de pouvoir emporter avec moi une part de ce moment privilégié !

Le vieil homme me donne rendez vous le lendemain à 11h pour récupérer ma signature … crois le si tu veux mais à 11h précise le tampon était dans une jolie enveloppe remise en mains propres par le vieillard !

Il faut d’ailleurs que je rentre plus dans le détail de ce moment là. Me voilà quittant mon hôtel capsule, chargé comme un âne, transportant sa vie avec lui, comme en transhumance vers sa future vie.

Je dois traverser la ville avec tout ça, un peu plus de 40kgs transportés devant, derrière, ce qui aurait du être d’une lourdeur à la fois au sens figuré comme au sens propre s’est avéré être étrangement un bon moment… le sourire gravé sur le visage, si heureux de revoir ce p’tit bonhomme. Alors que j’arrive à quelques centaines de mètres de sa boutique je le vois sur son vélo, roulant à toute allure vers je ne sais quoi, mais ce qui est sûr c’est bien qu’il quittait son commerce ! 93 ans sur un vélo … je l’admire, et à la fois la pensée qu’il ait oublié ou encore qu’il perde complètement les pédales m’a effleuré ! Je lui fais signe il ne bronche pas … putain il est sénile !

Je pose mon baluchon devant sa porte, un peu perplexe, même si au fond de moi je suis sûr que ce n est pas possible, cet homme respire la bonté… il ne peut pas avoir oublié !

Les minutes sont longues, puis arrive enfin 11h… et tu t’en doutes finalement qui vois-je arriver ?!? Le vieil homme, toujours aussi souriant, toujours aussi espiègle.

Là encore, tu vas voir, j’ai tout de même pensé qu’il était sénile. Il arrive, descend de son vélo et reste figé devant moi en ne me disant rien ! Je lui dis bonjour, je luis parle du tampon, lui fais signe – ok ? … rien ne sort de sa bouche et son visage ne revêt plus aucune émotion, il reste là béat devant me regardant fixement. Bon ben tant pis j’ai perdu 1000 yens ! – mais au fond j’ai passé un bon moment et contribuer à améliorer, peut être, un tout petit peu le quotidien du vieillard … j’ai aussi de belles images, qui sait si j’en vends une, je serai remboursé !

Alors cette seule pensée me conforte dans ma joie du moment ! Et puis quelle joie de voir un monsieur de 93 ans faire du vélo comme un enfant !

Prends ce que la vie te donne de bon sur le moment, vis le intensément, ces mots reviennent en moi, et puis il n’y a pas mort d’homme !

Haut les cœurs… je commence à reprendre mon backpack à saluer l’homme très respectueusement avec un large sourire, quand ce dernier, contre toute attente, entre dans son office et ressort avec une petite enveloppe dans laquelle se trouve mon tampon et sur laquelle il a fait la démonstration de ma signature.

Il rigole. 93 ans et farceur, si attendrissant. J’ai juste envie de le serrer dans mes bras, mais par respect pour son grand âge je souris juste, un peu bêtement, je dois te l’avouer.

Crois moi si tu veux – une fois de plus – mais ce moment restera gravé dans ma mémoire, 93 ans … il me regarde en retour, me sourit … puis touche et caresse mon bras en prononçant des mots que je ne comprends pas, mais je peux te l’assurer j’ai ressenti sa force, son énergie, son amour ! Bouleversé, je le salue plusieurs fois, en lançant des « arigato gozaimas », il me salue à son tour et me tend sa main … sa peau est douce, il sourit toujours , rigole et me souhaite bon voyage !

Tu vois, à l’instant où je te parle l’émotion reviens, je sens les larmes poindrent … de bonheur toujours tu le sais maintenant ! Ce n’est rien cette rencontre et pourtant c’est extraordinaire pour moi, la vie m’envoie un message, une bénédiction peut être …

Alors je peux te le garantir, ce tampon va m’accompagner dans mon chemin futur, vestige de ce voyage, comme un « grigri » en sorte.